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mercredi 16 juillet 2014

Le divin n'est pas logique


Cette théologie paradoxale ne s'oppose donc pas à la manifestation divine, à « la Révélation », mais à l'idée que le raisonnement logique et le dogme peuvent définir le divin, l'Origine. Au début du XIVe siècle, s'inspirant de la philosophie néoplatonicienne, maître Eckhart, théologien dominicain qui inaugure la mystique rhénane, fait par exemple la distinction entre le Dieu personnel (Gott) et la déité (Gottheit). Dans le monde musulman, au XIIIe siècle, Ibn Arabi avait, de la même manière, distingué al-Ahad (le Dieu Un ineffable) et al-Wahid (le Dieu Un créateur). Dans cette perspective, on peut croire en un Dieu personnel tout en refusant qu'il soit identifié à la Réalité ultime. On considère en effet qu'il existe un « lieu » qui dépasse l'ensemble des déterminations et des personnalisations divines. Ce « lieu » est celui de l'apophase par excellence, dans lequel Dieu est dépouillé, dénudé, vidé de toute caractéristique, y compris la formulation trinitaire dans le christianisme. On comprend dès lors l'étonnante prière de maître Eckart qui supplie Dieu de le « débarrasser de Dieu » !
Evoquons un autre paradoxe mis en lumière par les tenants de la théologie négative : si du divin on ne peut rien dire (car dans l'impersonnalité de son essence, il demeure hors de nos tentatives de détermination), cela signifie aussi qu'on peut tout en dire. Ce paradoxe est l'une des clés de l'intellectualité apophatique. Concevoir un divin impersonnel au-delà de toute forme autorise le foisonnement des formes, qui sont autant de possibilités de conjonctions, de relations entre l'humain et la divinité.
On trouve cette situation dans les spiritualités de l'Inde (brahman impersonnel et pluralité des dieux personnels) ou dans le bouddhisme tibétain, qui développe simultanément une philosophie de type apophatique sur la vacuité (l'Absolu est un vide insaisissable et indéterminé) et multiplie les représentations de divinités, de bouddhas, de yidams (déités de prédilection, supports de méditation), auxquels le pratiquant se relie pour progresser dans la voie. Il y a une analogie véritable entre la notion « d'essence divine » qui se donne à travers la « déité » de maître Eckhart, le houwa (Lui) des soufis musulmans ou le ein-sof des kabbalistes et la shunyata (la vacuité absolue) du bouddhisme ou le brahman impersonnel de l'Inde.
Transreligieuse, la voie apophatique constitue ainsi l'une des conditions de la reconnaissance positive du pluralisme religieux et l'une des principales conditions d'un dialogue interreligieux fécond. La théologie négative constitue aussi, et c'est aujourd'hui crucial, une puissante contribution théorique à la critique du totalitarisme en laissant l'Absolu à l'écart de toutes les tentatives de récupération. Comme le rappelait Henry Corbin, grand historien de l'islam spirituel, dans « Le Paradoxe du monothéisme » (Le Livre de poche, 1992), à force « d'accumuler sur la divinité des attributs des créatures (...) le monothéisme dégénère en l'idolâtrie qu'il voulait farouchement éviter ».

Canalisation de Fréderic Lenoir

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