Entre l’ombre et la lumière, il y a la clairière
– une clarté filtrée, timide et courageuse, qui lutte contre les herbes
mauvaises et les frondaisons, mais qui jamais ne s’épuise. Femme réservée et
tenace, femme de l’errance et de l’espérance, femme du murmure et de la parole
silencieuse qui porte parfois plus loin que le cri, María Zambrano ne peut
avoir de demeure que là dans la « clairière du bois ». Elle s’y tient visible
et invisible. Sa place même dans la philosophie contemporaine est toujours entre
« l’obscur et la transparence ». Si elle figure désormais aux côtés des «
grands d’Espagne », José Ortega y Gasset et Miguel de Unamuno, si elle est
auréolée du prix Cervantès (1988), attribué pour la première fois à une femme
pour une « obra de pensamiento », elle n’a cependant pas encore de
reconnaissance universelle. Mais, de cela, elle ne se serait jamais plainte. «
Passion incomplète », écrivait-elle, que celle de l’homme « qui n’a pas vécu un
temps parmi les oliviers, loin de tout et sans ombre ».
De María Zambrano, outre l’Inspiration continue, un recueil composé par
Jean-Marc Sourdillon, paraît aujourd’hui l’Homme et le divin, son plus grand
livre (1955). Même si l’on tentait d’évoquer quelques autres figures féminines
de la philosophie, d’Edith Stein à Simone Weil, et si, pour l’écriture, on
songeait à Maître Eckhart ou à saint Jean de la Croix, on ne ferait pas
disparaître l’impression de « dépaysement » que provoquent les ouvrages de
Zambrano. On se sent même prêt à taire toute question, et à simplement entrer
sur la pointe des pieds – comme pour ne point déranger quelqu’un qui prierait
ou méditerait – dans une vie qui s’est faite philosophie et une philosophie qui
s’est faite vie. C’est en effet à cette « philosophie vivante » qu’appelle
María Zambrano. À une philosophie qui renoncerait à l’hégémonie de l’esprit, à
la logique spéculative, à la géométrie et à l’illusion de plier à ses lois la
réalité, qui tiendrait moins à démontrer ou à expliquer qu’à tenter de «
toucher» les tréfonds de l’existence réelle, et qui, intégrant la poésie, l’âme
et le corps, le « cœur », le « logos qui coule dans les viscères », se rendrait
capable d’éclairer un tant soit peu les naissances incessantes par lesquelles
l’homme, dans la souffrance et l’allégresse, le désarroi et l’espérance, la
crainte de la mort et la joie de la vie, devient un homme. À une pensée exilée
donc, une pensée sans maison, contrainte d’aller là où la « raison poétique »
la porte.
De l’exil – source inépuisable de réflexion,
comme l’atteste l’Inspiration continue, où l’exilé est « le dévoré, dévoré par
l’histoire » –, María Zambrano a une longue expérience. Née le 25 avril 1904 à
Velez-Málaga, elle fait ses études littéraires et philosophiques à
l’Universidad Central de Madrid, en suivant les cours de Javier Zubiri et de
José Ortega y Gasset. Elle a 26 ans lorsqu’elle publie son premier livre,
Horizonte del liberalismo. Elle collabore alors à de nombreuses revues, écrit
sur Nietzsche ou Fichte, prépare sa thèse sur Spinoza, et – dans une Espagne où
une philosophe était « une femme à barbe, une hérésie, une bête de cirque » –
devient l’assistante de Ortega à la chaire de métaphysique. Mariée à
l’historien Alfonso Rodriguez Aldave, secrétaire d’ambassade, elle s’installe à
Santiago du Chili jusqu’en 1937. Ses écrits de l’époque, violemment
antifascistes, sont ceux d’une Pasionaria. Participant activement à la lutte
contre Franco, elle est chassée par le « vent de l’exil ». Elle reste hors de
son pays de 1939 à 1984. Paris, Cuba, Mexico, Porto Rico, Paris encore, La
Havane de nouveau, Rome, Genève… Durant ses pérégrinations, présentées comme
autant de « claros », d’étapes existentielles du voyage de l’âme, elle écrit
l’essentiel de son œuvre, sur les racines de la violence, l’agonie de l’Europe,
Sénèque, Heidegger, Cervantès, Descartes, saint Jean de la Croix… – une œuvre
de moins en moins politique et toujours plus engagée dans la quête de la « voz
abismática », cette voix abyssale capable d’aller au fond des Enfers pour
pouvoir remonter à la lumière. Amie d’Antonio Machado, d’Octavio Paz, de José
Bergamin ou de Camilo José Cela, María Zambrano a connu Sartre et Simone de
Beauvoir, et sa pensée a impressionné René Char, Cioran, Albert Camus. On dit
que celui-ci, le jour de son accident mortel, avait dans sa voiture le
manuscrit d’El hombre y el divino.
L’Homme et le divin peut être considéré comme une «
autobiographie de l’Occident », écrite à partir des rapports que l’homme
entretient avec la vraie et fausse transcendance. Mais ce qu’il dit, le
langage, technique et communicant, ne peut le dire : il ne s’entend que de la
parole même, de l’écriture, de Zambrano. Une « sorte de fable » permettrait
peut-être d’en faire retentir les premiers échos. « Au début était le délire…»
Au début, avant même qu’il accède à la conscience, l’homme est muet, interdit,
devant la Réalité – un Chaos primordial, un « il y a » massif et impénétrable,
quelque chose d’antérieur aux choses, une « irradiation de la vie émanée d’un
fond de mystère » : le « Sacré ». Dans cet univers de la nuit et de la
terreur originaire, l’homme peu à peu parvient à ouvrir des brèches, par la
poésie, qui invente les dieux, puis la philosophie – ou, si l’on veut, par la
conscience, qui, opaque et massive, se « scinde » et devient réflexive. Dès
lors, les dieux creusent des espaces dans le Tout, mettent de l’ordre, créent
les choses, gouvernent. L’homme perçoit leur puissance, il s’en inquiète, prend
peur, se sent épié et persécuté… Alors, il pense un Dieu unique, le fait
Tout-puissant, mais se donne aussi les moyens de le penser, d’en interpréter
les décrets, le transforme dans le Dieu-idée de la théologie, dans l’Esprit
absolu, en décrète la mort. Et se déifie lui-même. Puis, ayant dévoré sa part
de divin, l’expulse vers le monde, un monde absurde bientôt régi par des dieux
d’occasion, l’État, le Marché, l’Objet, la Technique, le Progrès, le Futur…
Ainsi, l’homme se retrouve nu et vide, exilé de lui-même – il a cherché si
désespérément la lumière qu’il l’a trouvée crue et aveuglante, et a oublié que
le mystère de son existence est dans l’« obscure clarté » de la clairière.
Robert Maggiori, Libération, 23 novembre 2006
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