Intoduction
de Maria Zambrano (extrait)
Il y a fort peu de temps que l’homme raconte son
histoire, étudie son présent et envisage son futur sans tenir compte des dieux,
de Dieu, de quelque forme de manifestation du divin que ce soit. Cependant
cette attitude est devenue si habituelle que, même pour comprendre les temps où
il y avait des dieux, nous devons nous faire une certaine violence. Car le
regard que nous jetons sur notre vie et notre histoire s’est étendu sans autre
forme de procès à toute vie et à toute histoire. Ainsi, nous prenons uniquement
en compte le fait qu’à d’autres époques le divin a fait intimement partie de la
vie humaine. Et, bien sûr, cette intimité ne peut être perçue à partir de la
conscience actuelle. Nous acceptons la croyance – le « fait » de la croyance –,
mais il nous est difficile de revivre cette vie où la croyance était, non pas
une formule figée mais un souffle vivant qui, sous des formes multiples,
indéfinissables et insaisissables pour la raison, portait la vie humaine,
l’illuminait ou la plongeait dans le sommeil, l’emportant dans des espaces
secrets, engendrant des « expériences » dont nous trouvons l’écho dans les arts
et la poésie, et dont la critique a peut-être donné naissance à des activités
de l’esprit aussi essentielles que la philosophie ou la science elle-même.
Seuls les « romanciers » audacieux ou les penseurs ambigus ont pénétré, en
l’imaginant de leur point de vue particulier, dans cette vie vécue à la lumière
et à l’ombre de dieux maintenant enfuis. Quant au nôtre – notre Dieu –, on le
laisse exister. On le tolère.
Ainsi nous ignorons des phénomènes profondément
significatifs, en les réduisant à un nom, en les considérant comme un fait et
en cherchant tout au plus leur explication dans les causes que notre pensée
actuelle considère comme les seules réelles, les seules capables de produire
des changements : les causes économiques ou spécifiquement historiques. Mais,
qu’est-ce que l’historique ? faudrait-il, avant tout, nous demander. Voilà
justement ce qu’aujourd’hui nous nous demandons avec le plus d’inquiétude.
Qu’est-ce que l’historique ? Qu’est-ce qui, à travers l’histoire, se fait et se
défait, s’éveille et s’assoupit, apparaît pour disparaître ? Est-ce quelque
chose de toujours autre, ou quelque chose de toujours identique sous chaque
événement ?
C’est Hegel qui donna forme plutôt qu’à la question, à la réponse. Car il
conçut l’histoire comme une vicissitude nécessaire, inexorable de l’esprit. Et
ce ne fut pas le philosophe rationaliste, mais le chrétien assoiffé de raisons
philosophiques – désireux de voir se déployer en raison sa foi initiale – qui
le conduisit à son idée selon laquelle c’est l’« esprit » qui se déploie dans
l’histoire, qui se manifeste, se nie, se dépasse, en se réalisant ; le chrétien
exigeant que toute la réalité en vienne à être justifiée par l’esprit créateur.
La réalité ne pouvait être la nature créée et produite une fois pour toutes,
mais cette autre réalité dont l’homme est porteur, dont l’individu est le
masque qui l’exprime et, en même temps, la contient ; masque qui se sacrifie en
jouant son rôle pour ensuite disparaître. C’est ainsi que son christianisme dut
aboutir à cette idée si peu chrétienne, si païenne, selon laquelle l’individu
est le masque du logos. Car, pour l’éviter, il n’avait que la voie de
l’orthodoxie chrétienne : celle qui transporte l’événement ultime et décisif,
son sens ultime, dans une autre vie. Dans le cas contraire, la pensée n’a
d’autre chemin qui s’offre à elle que celui de la disqualification de
l’individu en masque, en acteur de l’histoire, et celui de l’histoire elle-même
comme dépositaire du sens.
Cette situation que Hegel mena à son point le
plus extrême, est la plus claire expression de la tragédie « humaine », de la
tragédie de l’humain : ne pas pouvoir vivre sans dieux. Si l’on prend à présent
ce terme de « dieux » au sens élémentaire d’une réalité différente et
supérieure à ce qui est humain.
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